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Vagues pensées

     Les souvenirs roulent en moi comme les vagues creusées par le vent. Depuis des temps lointains, et sous diverses lumières, je miroite entre mes rives, découpant dans mes remous les plus improbables silhouettes célestes. A moi, liquide, nul bipède n’attribuerait le luxe d’une mémoire. J’en possède pourtant une, aussi vaste que précise, apte à immortaliser la moindre ridule de ma vie intérieure.

    Le lac de Larzian. Ainsi m’ont-ils appelé. Dénomination assez récente en regard de ma longue existence ! Autrefois surface aqueuse anonyme méritant à peine le statut d’étang, j’encadrais les loisirs des villageois de Larzian, quand ils venaient pêcher dans mes eaux. Les étés, j’accueillais aussi les corps vigoureux des enfants qui bataillaient en riant dans mes zones les moins profondes.

    Puis, un jour, le barrage érigé à quelques kilomètres au nord a condamné toute une partie de la région à l’engloutissement. Situé au fond d’une vallée cernée de hautes collines touffues, Larzian a dû céder la place à une glaciale vision d’avenir : des milliers et des milliers d’hectolitres retenus en dépit des lois de la nature, pour nourrir quelque complexe structure à laquelle je n’entends rien. C’est ainsi que, de vulgaire flaque, je me suis considérablement élargi et approfondi, au point de perdre toute notion de taille.

    Lors du grand déferlement, alimenté par un flux inextinguible, j’ai rongé la terre mètre après mètre, m’étirant jusqu’à des régions que je n’aurais osé rêver, défiant les plus hauts sommets de la vallée – et, après ma victoire sur eux, m’étendant enfin, apaisé, conquérant, vers l’horizon des dieux.

    Depuis des décennies, je suis ce méta-lac pourvu d’une rive artificielle en béton armé, et Larzian dort dans mes tréfonds, là où autrefois, sur un sol sec, évoluaient les sabots des paysans et le métal des charrues. Les silhouettes blanches des maisons, les carcasses des granges et les aplats des champs subsistent, cachés sous mes eaux noires, dans un pesant silence et un froid coupant, faisant de moi l’écrin d’une tombe peuplée d’une fourmillante vie aquatique.

      Les bipèdes ont oublié l’origine de mon nom. Ces silhouettes postées sur mes bords, aux yeux perdus dans mes flots, n’ont souvent que la consistance éthérée de pâles fantômes, à peine plus marquants que les reflets blafards de la lune. De leurs corps dénudés ou des coques de leurs barcasses, ils me sillonnent, leurs éclats de voix se répercutant sur ma surface sans jamais ne serait-ce qu’effleurer mes souvenirs endormis. Ils m’abordent animés d’un désir de distraction, car ma 

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Auteur : Charles Daniel Sarre

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