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Triste cellule

    Le malaise étreignit Matthieu dès son réveil ce matin-là. Il émergeait rarement sans la voix de sa mère qui, chaque jour, en dehors des week-ends, l’appelait à sept heures précises. Femme énergique et parfois un peu brutale, elle n’aimait pas les feignants et, comme elle le répétait souvent à son fils : « Si le bon Dieu t’a donné des jambes, ce n’est pas pour rien ! »


    Enlevé à ses rêves, l'enfant se languissait du confort et de la chaleur de son lit, mais la pression maternelle ne se contestait pas. Quand, à moitié endormi, il souhaitait croire en l’insistance déplacée d’un songe malicieux, il lui semblait que la nuit était encore jeune et son sommeil promis à quelque long étalement. Morphée repartait à l’attaque... jusqu'au retentissement du second appel, plus sec – annonce d'un éventuel troisième, résolument opposé à toute forme de tendresse.


    Aujourd’hui cependant, la maison était silencieuse. A l’instant où le garçon, levant les paupières, lut les chiffres affichés par le radio-réveil, il sursauta. Mardi, onze heures du matin. Sa maman ne l’avait pas réveillé.


    Encore engourdi par sa nuit agréable, il s’assit sur son lit. Il avait mal au ventre – une douleur inexplicable mais devenue la norme, qui n’avait plus le pouvoir de le surprendre. D’une voix étranglée, il lança un « Maman ? » incertain, et attendit.


    L'absence de réponse le poussa à se lever, pour faire quelques pas sur le plancher de sa chambre. Le bois, d’habitude d’une rassurante tiédeur, était bizarrement froid, voire glacé, comme s’il recouvrait des kilos de neige – et cette fraîcheur mordit la plante des pieds nus du garçon. Une pensée extrêmement déplaisante, évoquant la cave, lui traversa alors l’esprit.


    Eût-il eu six ans, Matthieu se serait laissé consumer par la terreur tapie derrière cette pensée, mais il en avait dix maintenant, presque onze. Mieux armé, équipé d’arguments rationnels directement issus du monde adulte, il raisonnait. Ça arrive que le plancher soit froid, songea-t-il, et puis le réveil de Maman est peut-être détraqué, elle a pu se rendormir jusqu’à maintenant. 

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    Peu rassuré, il sortit dans le couloir et longea la chambre de Simon, son frère aîné. La porte était ouverte, la pièce silencieuse et anormalement sombre. En cette fin de matinée, le soleil printanier aurait dû traverser les rideaux tirés et diffuser un peu de lumière – mais non, seule s’imposait une lourde compacité noire.


    « Simon ? Hé, si tu veux me charrier, c’est pas le moment ! »


   Ces mots ne portaient aucune conviction. Certes, ce blagueur de Simon aurait pu se planquer dans un coin, mais l’on était mardi, et non samedi. A cette heure-ci, sa place était à l’école. Pourtant, constata Matthieu en allumant le plafonnier dont il venait de trouver l’interrupteur à tâtons, le sac à dos rapiécé de son frère reposait là, abandonné près de sa chaise de bureau. Simon n’était donc pas en cours.


    Le garçon se crispa à cette constatation, et la vilaine pensée, cette fois verbalisée (la créature, c’est forcément la créature), l’assaillit cruellement. Pour fuir sa concrétisation, il courut jusqu’à la chambre de sa mère. Simon pouvait l’asticoter, oui, mais pas sa maman, qui avait définitivement banni l’humour après son divorce, deux ans plus tôt. « Maman ! appela-t-il avec un stress confinant à la panique. Maman ! »

   Personne dans la pièce. Le lit était fait, les rideaux soigneusement tirés et l’obscurité omniprésente. Le garçon haletait. Sa douleur abdominale forcissait, lui tenaillant les boyaux. Voûté, il descendit au rez-de-chaussée, qu’il trouva complètement désert, et dont la pénombre l’obligea à allumer les lumières. Le fait de contempler le soleil lui parut soudain essentiel. A l’évidence, les rayons d’or balaieraient les impressions cauchemardesques de cette matinée : sa maman reviendrait, Simon sortirait de sa cachette et, plus tard, tous trois riraient de cette immense frayeur en mangeant des gaufres au chocolat. Sauf que Maman n’a plus ri depuis que Papa est parti, et ça fait des années qu’elle ne nous a pas préparé de gaufres...

   L’enfant se dirigea vers la fenêtre de la cuisine, dont il écarta les rideaux. La bizarrerie de trop figea alors ses pensées, brisant net son impatience.


    La fenêtre était complètement obstruée par une épaisse surface noire. Des planches ? Non, une plaque homogène. Matthieu voulut ouvrir les battants pour la toucher, mais l’espagnolette refusa de lui obéir. Il s’obstina, força jusqu’à s'infliger une vive douleur aux mains, mais en vain. Condamnée, lui martela son esprit.

 

 

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    Haletant, il s’éloigna de la vitre et se mit à courir avant même de savoir où ses jambes le mèneraient. Dans le hall d’entrée, il voulut ouvrir la porte, dont la poignée lui résista. Il s’empara du trousseau de sa mère, posé sur un guéridon tout proche, et glissa la bonne clé dans la serrure – laquelle se déverrouilla docilement, à son grand soulagement. Toutefois, lorsqu’il essaya de tirer la porte à lui, elle ne bougea pas d’un pouce. Plus rien ne la retenait, pourtant – plus rien n’était censé la retenir –, mais elle semblait soudée au chambranle.


    Perdant tout contrôle, Matthieu se mit à frapper cette stupide entrave à coups de poings rageurs, des larmes s'écoulant de ses yeux. Je t’en prie, Maman, implora-t-il en pensées, ouvre la porte ! Ouvre-la, Maman ! Je regrette d’avoir été un sale gosse, je regrette tellement ! Ouvre-moi, ouvre !


    Pourquoi était-il convaincu que sa mère avait tissé cette horrible situation ? Quelle terrible bêtise avait-il pu commettre pour mériter un tel châtiment ? Il ne le saurait jamais. Au bout de quelques minutes, vaincu par cette résistance absurde, il s’effondra et pleura. Il pleura beaucoup, incapable de s’arrêter, souhaitant de tout cœur traverser un cauchemar que, très bientôt, une voix autoritaire et aimée déchirerait comme un pauvre obstacle de carton.

 

***
 

    Ce ne fut pas sa génitrice qui le réveilla, mais une nouvelle manifestation de la créature. Un bruit percutant lui fit dresser la tête, et brusquement prendre conscience de son assoupissement. Il ne se trouvait plus dans le hall d’entrée de la maison, mais près du salon. La porte vers le sous-sol venait de tressauter, délogeant partiellement la clé glissée dans la serrure.


    Debout d'un bond, il se voûta presque aussitôt, scié par un pic de douleur abdominale. Combien de temps avait-il dormi là, tassé contre une commode ? Comment avait-il pu se rapprocher du salon sans en prendre conscience ? Ces questions s’effacèrent devant l’affreuse évidence : la créature, fraîchement réveillée, avait reniflé son désarroi.


    Ce monstre ne ciblait que lui, tapi dans la cave, se cachant de Simon et de sa mère. Personne ne voulait y croire, car Matthieu était le seul à le voir et l'entendre – et, dès lors, il refusait catégoriquement de s’aventurer au sous-sol. Lorsqu'il évoquait ce brûlant sujet, sa mère levait les yeux au ciel, marmonnant de l’envoyer chez un psy pour enfants ; quant à Simon, il se fichait de lui et le sermonnait à sa manière.  

 

 

    Pourtant le monstre existait, Matthieu le savait. En ce jour de chaos, il avait peut-être bien décidé d’agir concrètement, las de polluer ses rêves ou de le flairer depuis la cave. Il avait pu emporter Simon et sa mère, piégés par leur incrédulité, et laisser le cadet en paix le temps qu’il s’imprégnât de leur absence – et sombrât dans la folie.

   La porte de la cave s’agita à nouveau, enfonçant radicalement le clou : l’enfant était seul, abandonné face à la créature. Tu m’as trop longtemps nargué, Matthieu, mais c’est fini. Tu pensais que ta pauvre porte me retiendrait ? Cette maison est mienne. Tous les obstacles sont tombés, et enfin je vais pouvoir te regarder au fond des yeux.

    Alors qu’il était presque sûr d’avoir entendu ces mots ailleurs que dans sa tête, l’enfant vit la porte se déverrouiller et s’ouvrir toute seule. Elle lui dévoila un rectangle de ténèbres baigné d’un courant d'air putréfié, et il saisit d’instinct les intentions de la créature. Tous deux savaient qu’une vieille trappe, dans la cave, permettait d’accéder au sous-sol de la maison voisine. Il y avait une petite chance pour qu'elle n’eût pas été barrée. Ainsi, pour espérer quitter la maison, le garçon devrait se confronter à l’objet de sa terreur. La créature lui tendait les bras, oui. Elle l’invitait dans son royaume.

***

   Matthieu s’engagea sur l'escalier en bois grinçant, tremblant de peur mais déterminé, les dents serrées dans un effort pour contenir l’inqualifiable souffrance qui lui brûlait les tripes. N’osant imaginer le sort des siens, il conservait l'espoir, basé sur cette foi pure n'habitant que les enfants, que tout s’arrangerait. S’il bravait sa frayeur et défiait la créature sur son terrain, les vapeurs de l'horreur s'évanouiraient dans la lumière de l’aube. Il ouvrirait les yeux dans le chaud cocon de ses draps, la voix de sa mère lui parlant de son croissant sur la table et de son lait au chocolat en train de refroidir. Il voulait les retrouver, elle et son frère. Plus jamais il n’en voudrait à Simon de lui jouer ses tours de cochon. Plus jamais.

    Pour l'heure, la seule chaleur à l’envelopper était la tiédeur aigre de cet obscur sous-sol où il s’enfonçait pas à pas. Il avait tenté d’allumer la lumière, mais en vain : les lampes ne fonctionnaient pas, le monstre tenait à ses ténèbres.

4

   Fixée au mur, le long de l’escalier, une étagère en métal croulait sous les produits d’entretien. Certains, inutilisés depuis longtemps, étaient couverts de poussière. Le reste de l’espace barbotait dans le noir. Matthieu aurait voulu attendre que ses yeux s’habituassent à la pénombre, mais une force irrésistible l’entraînait toujours plus bas.


   Après une interminable enfilade de marches, il posa les pieds sur le sol de béton sale. Toujours nue, la plante de ses pieds se souvint du sac de sable que Simon et lui avaient un jour porté ici, à l’époque où la créature dormait encore. Il s’était déchiré au pied de l’escalier et malgré de patients efforts de balayage, les deux garçons n’avaient jamais réussi à éliminer la couche de petits grains crissant sous les semelles. D’où venait ce sable ? Mystère. Seul un souvenir de travaux sur la devanture de la maison répondait vaguement à cette question.


    Malgré sa répugnance, Matthieu risqua quelques pas, redécouvrant le trio de pièces exiguës, encombrées de caisses et d’objets hétéroclites, au dessus desquelles il avait dormi, emmitouflé dans la certitude rassurante d'un ennemi irrémédiablement prisonnier du sous-sol, et inoffensif partout ailleurs. Une bouffée de claustrophobie lui coupa presque le souffle. Les murs de la cave lui semblaient se rapprocher les uns des autres, comme les mâchoires d'un étau ; il y vit l’évidente réaction de la créature et dans la foulée, l’entendit parler.

   « Sois le bienvenu, Matthieu, chantonna-t-elle depuis un recoin où le garçon n’aperçut que ses yeux, deux yeux jaunes énormes, cruels, distants l’un de l’autre de plus de soixante centimètres. Nous t’espérions depuis longtemps, et tu nous as bien fait languir. Allons, Matthieu, sois un bon garçon et viens dire bonjour. »


    Terrifié, l'enfant sentit aussi poindre les germes de la colère. Il voulut exiger, d’une voix impérieuse, de savoir où étaient les siens, mais tout son mourut dans sa gorge quand la créature sortit enfin de l’ombre, grondante, poilue, immonde, prête à le déchiqueter entre ses griffes.


    Alors il se mit à hurler.

5

***

    Alice entendit les cris, bien qu’elle se trouvât à plus de vingt mètres de la maison. Dans un sursaut, elle faillit renverser le gobelet de café que venait de lui apporter le docteur Rune.

    « Ne vous laissez pas distraire, dit ce dernier, et continuons. »

    Elle lui jeta un regard courroucé.

    « Vous voudriez que j’ignore les souffrances de mon fils ?
- Détendez-vous, madame. Il ne s’agit que d’hallucinations. Matthieu ne se fera pas mal à lui-même. Par contre, aux autres… »

    De mauvaise grâce, Alice détourna le regard de la maison. Elle était âgée, bien trop pour n’avoir que de jeunes enfants. De fait, ses gosses n’étaient pas de frais écoliers. Matthieu, le cadet, avait fêté ses trente-deux ans en juillet dernier.

    « Il détesterait blesser les autres, affirma-t-elle. Il est si serviable… Quand il est revenu vivre à la maison après son voyage, il se coupait en quatre pour me faciliter la vie. Il devait se sentir comme un poids pour moi, mais je l’ai accueilli avec plaisir. Je n’ai pas tout de suite remarqué que quelque chose clochait chez lui.
- Quel a été le premier signe manifeste de changement ? »

 

    Elle ne répondit pas immédiatement, absorbée par le triste spectacle de la maison – sa maison, dans sa petite banlieue tranquille, sa maison aux issues calfeutrées par de grosses plaques de caoutchouc noir étanche, et entourée d’une armée d’hommes en combinaison isolante, tous occupés à observer, relever, mesurer, consigner. Cette maison devenue, par la force des choses, une grosse cage à la mesure de Matthieu. Une cellule.

 

   « Il régressait, déclara-t-elle. Intellectuellement, je veux dire. Il s'enfermait dans un personnage d'enfant. Hier, juste avant sa… sa crise, il a décidé qu’il avait dix ans. »

   Elle ferma les yeux, précipitant l’écoulement de ses larmes, hantée par de tout récents souvenirs. Dans une explosion de folie, son fils l’avait sauvagement agressée, manquant de peu de la tuer par strangulation. Sans trop savoir comment, elle avait pu lui échapper et se ruer dehors, essoufflée, horrifiée, pendant qu'il hurlait dans le salon. A l'extérieur, elle était tombée nez à masque avec les types de cette agence du Ministère de la Santé, lancés sur la piste de Matthieu depuis son retour d’Afrique.

 

 

6

  « Vous avez une idée de ce qui le fait hurler comme ça ? demanda-t-elle, au supplice.
- Je ne le saurai avec certitude qu'après lui avoir parlé, répondit Rune, mais j’ai ma petite idée. Vous m’avez dit qu’enfant, il souffrait de cauchemars récurrents ?
- Oui, à propos d’un monstre caché dans la cave. Cette idée ne l’a lâché qu'à l'adolescence, quand il a commencé à fréquenter les filles.
- Il se peut que le monstre soit de retour pour lui. Le virus qu’il a ramené affecte le mental autant que le physique, et nous avons d’autres cas de régression parmi nos patients. Toutefois, c’est le premier, à ma connaissance, à présenter des symptômes aussi marqués.
- C’est pour ça que vous l'emprisonnez ?
- Nous ignorons toujours le mode de propagation de la maladie. En attendant la mise en place de la structure adéquate, il ne quittera pas votre maison. »

 

    Les cris se poursuivaient, aigus et perçants comme ceux d'un enfant en bas âge. Certes informée que seuls ses propres délires torturaient son fils, Alice ne se rongeait pas moins les sangs. Depuis la veille, Matthieu, malade et contagieux, était seul dans cette maison. Son fils… son pauvre fils, gentil, plein de vie, devenu dément et animé d’intentions matricides… Quelle horreur.

 

    « Comment n’ai-je pas été contaminée ? gémit-elle. Il est rentré depuis quatre jours et je ne l’ai pas quitté d’une semelle ! Et malgré ça, vous m’assurez que je ne suis pas malade ?
- Dès nos premières observations, nous avons constaté que le virus ne s’implante pas chez les enfants et les adultes de plus de soixante ans. Nous ignorons encore pourquoi.
- Pas d’effet sur les enfants ? »

 

    Après un instant de réflexion, Alice supputa : « C’est peut-être pour ça que certains de vos patients ont régressé mentalement. Et Matthieu aussi. Comme un moyen de fuir la maladie… Vous ne croyez pas ? »

 

    Cette question laissa Rune songeur. Les cris retentissaient toujours dans la maison. Peut-être l’émurent-ils tout à coup, car pour la première fois, il considéra le logis non comme la cellule d’un patient, mais comme un nid douillet devenu l’enfer pour le pauvre enfant prisonnier à l’intérieur. L’âge ? Juste un chiffre. Aucun segment de vie n’encadrait mieux qu’un autre l'affrontement contre l’ogre de la cave. Le courage que cet acte supposait, Matthieu ne l’avait trouvé que dans son enfance.
    « Oui, c’est fort possible. »

 

 

 

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