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Ma muse est bestiale
Ma muse est là, majestueuse, éclatante, éternelle. Insolent joyau céleste serti d’une nuée d’étoiles, elle pose sur moi le regard perçant de son œil blafard. Complaisamment, je me suis avancé au dehors pour me baigner de sa lumière, mais j’aurais autant pu me réfugier dans un souterrain : insensible aux murs et aux cloisons, elle m’atteint où que je me tienne, faisant de moi son pantin, son jouet, sa création sauvage et épanouie.
Nos premiers rapports flirtaient pourtant avec le cauchemar. Ecrasé par la cruauté de mon sort, j’ai traversé une longue période de désespoir. Chaotiques matins tachés de sang, inondés de larmes, chargés de l’odeur du massacre… Toute vie, semblait-il, était bonne à prendre. J’ai commencé par des poules et fini par des humains isolés, sans jamais maîtriser mes actes. Les morts s’accumulaient tandis qu’enflait ma haine à mon encontre : je fustigeais ma faiblesse, me crucifiant mentalement, sans néanmoins envisager le suicide comme échappatoire. Car si je portais la culpabilité d’un déferlement d’horreur, je m’épargnais celle du choix. Je n’étais que la victime d’une malédiction, un hasard malencontreux qui, d’une morsure, avait fait de moi une bête.
Refusant de me réfugier dans la mort, je m’efforçais de museler mon autre nature en me privant de liberté. A cette fin, je m’attachais à un tronc d’arbre au fond des bois, quelques instants avant l’apparition du disque lumineux, en espérant pouvoir préserver quelques parcelles d’innocence. Parfois, cela suffisait… mais parfois, dans mon état second, je parvenais hélas à me libérer, m’élançant alors, inéluctablement, vers une nouvelle aube mêlant trou noir, nudité et hémoglobine. Ecœuré de moi-même, je me résignais à mon sort, sachant qu’en bout de course, je serais jugé.
Puis les choses ont changé. Dans les premiers temps, ces ponctuelles nuits de folie effaçaient de moi toute trace de conscience, mais je me suis surpris, au bout de plusieurs mois, à retenir des images confuses. Ensuite des sons, des couleurs mieux cernées. Puis des événements dans leur intégralité. Rien de tout cela n’avait la saveur d’un rêve : il s’agissait de souvenirs.
Alors, j’ai compris. A tort, je me croyais violé et supplanté par la bête, chassé de mon corps durant ses périodes de prégnance. Je nous considérais comme deux êtres distincts, justifiant la noirceur des débuts par mon incapacité à intégrer les souvenirs d’un autre que moi. Or nous partagions la même mémoire, autant que le même esprit. Homme ou bête, c’était toujours moi. Pour accéder à leur âme commune, chacune de mes facettes utilisait sa propre interface, et les deux avaient mis du temps à s’apprivoiser. Leur accoutumance mutuelle a lézardé le traumatisme de la métamorphose, laissant transparaître la paix.
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