Histoires à lire...
Lien de lierre
C’était le rêve de trop. Longtemps j’ai nié l’évidence, allant jusqu’à ridiculiser mes pressentiments, mais aujourd’hui le mensonge est exclu. Il y a quelque chose de Sylvia ici, je le hume.
Pourtant, je sais pertinemment où se trouve ma femme. J’étais à ses côtés dans ses derniers instants – lorsque la maladie l’a emportée, elle, mon seul amour, dans cette injuste précocité qui ne dévore que les meilleurs. Vingt-cinq ans à peine, et injustement condamnée. Et moi de me retrouver seul, abandonné, privé d’espoir.
Depuis notre rencontre au lycée, nous n’avons jamais pu nous passer l’un de l’autre. Ç’a été un privilège de découvrir l’âge adulte avec elle. Explorations charnelles, évolution des rêves d’enfant, assise grandissante sur le monde… Nous avons vécu cela ensemble. À coups de crises, de désillusions, de disputes et de volcaniques retrouvailles, notre couple s’est consolidé, résolus que nous étions à vieillir côte à côte.
Et pourtant je suis seul aujourd’hui. Depuis des mois, j’erre en noyant mon chagrin avec un soin maladif. On dit que le deuil comporte plusieurs étapes : je n’en ai franchi aucune. Fuyant le soleil, je stagne, prostré et racorni dans un ancien nid d’amour transformé en monstrueux capharnaüm.
Ma noirceur intérieure a résisté à tout. Le temps, la chaleur de mon entourage, les conseils avisés des rescapés des pires trous noirs, les remontrances salées face à mon inertie… Rien n’y a fait. On m’a enlevé Sylvia, ma raison de vivre. Jusqu’alors, je n’aspirais qu’à la rejoindre.
Sauf qu’au fil des dernières semaines est venu le rêve. Un songe chronique, à la précision grandissante. Au début, une somme d’images confuses emplissant épisodiquement mon cerveau. Puis un invité plus régulier qui a pris corps, racontant une histoire assez concrète pour surgir dans le courant de ma vie diurne. À présent, à la lisière du bois, je le revois, comme un filtre posé sur mes yeux. L’onirique se fond dans le réel.
Un nombre incalculable de rêves m’ont montré Sylvia, ma Sylvia, flottant parmi les arbres de ce bois, comme le plus merveilleux des anges. Bras tendus vers moi, elle me souriait avec candeur, me conviant silencieusement à la rejoindre. J’ai reconnu la forêt de Maillard, où nous aimions tant nous promener autrefois. Main dans la main, nous boudions les chemins balisés au profit des petits sentiers tortueux, évitant ainsi le voisinage d’autres promeneurs, pour nous aventurer dans les sous-bois, aplatissant la mousse, écoutant craquer les brindilles, savourant le bonheur d’être ensemble, de mêler avec autant d’aisance notre temps et nos cœurs.
L’insistance acharnée du rêve m’a convaincu que je disjonctais… jusqu’à ce que m’effleure une autre éventualité, au-delà de toute réflexion rationnelle : et s’il s’agissait d’un véritable appel ? Si l’âme de Sylvia, retirée dans ces bois de nos beaux jours, m’appelait passionnément ? Y croire impliquerait de crédibiliser tous ces délires d’âmes en peine détournées des cieux en raison d’actes inachevés. Or ce n’est pas mon genre : je suis un pur cartésien. Mais ce songe m’a fait vaciller.
1
Alors me voilà. Aux portes de la forêt, vivant éveillé ce rêve obstiné. Devant moi, l’orée du bois, légèrement vallonnée, où brindilles et feuilles mortes s’étalent parmi les plus jeunes troncs, encore si verts, à l’écorce fine. Il y a des fleurs, aussi. Une multitude de petites fleurs mauves flottant au dessus du sol, telle une nappe de brume lavande.
À demi conscient, je m’aventure sur ce sol fourmillant de vie, les yeux accrochant toutes les surfaces, détaillant les racines, les roches moussues et les plantes grimpantes. Les rayons du soleil, hachés par les troncs, matérialisent presque la silhouette vaporeuse de mon amour perdu – celle qui flotte, iridescente, au sein de cet environnement tant aimé.
Grand amateur de promenades, je n’ai évité ces lieux qu’en raison du poids du souvenir, la douleur de mon bonheur révolu. Autrefois, j’adorais m’avancer dans les sous-bois, hors des sentiers battus, et marcher longtemps, dans l’espoir de m’égarer. Mais la civilisation s’interposait toujours, sous la forme d’une route ou de quelque quartier résidentiel bordant les bois – îlots de progrès contrariant mon instinct d’explorateur.
Or la conscience du monde extérieur m’échappe depuis que j’ai laissé ma voiture au bout du chemin de terre, à je ne sais quelle distance d’ici. Les villes peuplées de tours de verre, les interminables bandes d’asphalte, les engins de métal sillonnant le ciel… Vide de sens, tout cela. Il n’y a que la forêt et moi. Les ramures feuillues entremêlées qui me cachent partiellement le ciel, le silence tapissé des murmures de la nature, la profusion de couleurs enchanteresses berçant mes yeux… et devant moi, la promesse encore fragile de retrouvailles inespérées.
Le temps s’écoule ainsi, imperceptible, laissant un voile d’ombre étreindre la forêt. Des heures durant, j’avance, sans éprouver la moindre fatigue. Jusqu’à un certain point, l’environnement m’a été familier. J’ai identifié telle souche, tel ru, tel talus. J’en suis loin à présent. Au terme d’une profonde percée dans les sous-bois, je ne reconnais plus rien. Ai-je tourné en rond ? Je n’en ai pas l’impression. Mon fantasme d’aventurier semble enfin comblé : il n’y a rien autour de moi, que la nature immortelle. L’effort de la marche plie sous la fascination. Je glisse dans une autre dimension, de temps et de besoins corporels accessoires.
Le crépuscule enflamme les cieux lorsque j’atteins une vaste cuvette, aux pentes couvertes de buissons fleuris. Un chatoiement de couleurs dans la lumière vespérale. Ici, les arbres paraissent très anciens, leurs troncs massifs couverts de lierre et de lilas, leurs racines proéminentes éventrant le sol en surface. Comme dans un rêve, je descends vers le fond de la cuvette – vers un végétal particulier, plusieurs fois centenaire, aux branches largement étendues autour de son corps épais. Parmi elles, j’aperçois enfin celle dont mon cœur s’est tant langui. Sylvia.
2
Mon amour est là. Je devine sa silhouette dans le dessin des branches, l’agencement des feuilles. C’est son âme, oui, son âme qui a été absorbée par la forêt, devenant un être sylvestre implémenté dans cet arbre. Je la vois nue, agenouillée, un rameau entre les mains, dans une pose d’une extrême délicatesse. Je fonds en larmes. Sylvia, tu n’es jamais partie. Tu m’attendais.
Ébloui, je demeure là, à la contempler. Elle ondule comme une vague, déesse de feuilles illuminée par l’astre doré en sommeil.
Une démangeaison à hauteur de mes chevilles trahit l’inexorable changement auquel je me suis d’ores et déjà soumis. Tout est limpide, la conscience précise des événements me transcende – comme si, sorti de moi-même, je m’observais en spectateur. Mais je ne parviens pas à m’en soucier.
Surgi de terre, un lierre se glisse sous l’étoffe de mon pantalon. Poussant à l’accéléré, il enserre mes mollets, se ramifie sur ma peau, pénètre ma chair. Mes extrémités durcissent, mes muscles se rigidifient. Je me sens ancré dans le sol, solidaire de la terre. Débordant de mes chaussures, mes pieds s’étirent en racines, engloutis par une matrice noire d’une richesse incomparable. Mon corps prend rapidement la consistance du bois. Mes traits se figent, reproduisant le dessin complexe d’une écorce. Tout se déroule sans la moindre douleur, avec la fluidité du juste destin.
Les bras élevés de force, les doigts garnis de feuilles, je m’intègre pour de bon à la forêt. Tronc dépourvu d’yeux, j’y vois toujours, à travers mille gouttes de sève. Je distingue la silhouette envoûtante de ma femme et l’union de nos âmes dans les nervures des feuilles. Nous pouvons enfin nous aimer librement, au sein de cet écrin d’immortalité où ne subsiste nul doute, nulle souffrance. Je le savais, Sylvia, que même la mort ne pouvait rien contre nous.
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