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Le fortin des sapins

  Cela fait vingt ans que je vis avec un cadavre enterré dans mon jardin. Je comptais bien mourir avec ce secret, mais aujourd’hui se profile l’issue bien moins seyante d’un retour de bâton aussi douloureux qu’inévitable.

  J’ai pourtant tout fait pour préserver Lorraine, ne serait-ce qu’en hommage à nos premières années. Elles étaient brillantes, étincelantes même. Mariage heureux, jolie maison bien située, des projets plein la tête… Julie d’abord, Noah ensuite, une belle petite famille.

  Jusqu’à cette triste nuit où je suis sorti de moi-même, et où tout a dérapé. Si seulement j’avais pu l’éviter… Mais agir autrement serait revenu à me renier. Or je ne l’aurais fait pour personne, pas même pour elle. Et son sang a coulé sur mes mains. J’ai pris sa vie.

  Ma résolution a été d’en porter seul le fardeau. Pour protéger mon nom, et celui de mes enfants. Alors j’ai conduit Lorraine à sa dernière demeure. Au fond du jardin, dans une petite enclave entourée de conifères, un château fort pour les gosses du temps de leurs jeux d’été révolus. C’est là qu’elle repose, sous une couche de terre couverte d’aiguilles jaunes et brunes.

  On dit que les frais meurtriers, les impulsifs passés à l’acte sans préméditation, commettent systématiquement des bourdes en tentant de couvrir leurs méfaits. Ils paniquent et s’embrouillent, laissant derrière eux des indices gros comme des maisons. Un état d’esprit très éloigné de celui de ma plus triste nuit. Je revois très bien mon calme irradiant d’alors. Contraintes, risques et pistes de solution s’empilaient dans ma tête, avec la froideur des coutumiers. Face au corps encore chaud de ma femme, face à son crâne contusionné et sa peau lardée de coups d’ongles, je savais exactement quoi faire.

  Les événements m’ont aidé. Lorraine m’avait quitté la veille, après une de nos fréquentes tempêtes conjugales. Au volant de notre voiture, elle a pris ses distances. J’ai appris plus tard qu’elle avait logé dans un motel au bord de la N19, à une cinquantaine de kilomètres de chez nous. Partie de là le lendemain soir, elle a apparemment rebroussé chemin vers la maison – pour, plus tard, tomber en panne sèche le long d’une route plus modeste. Ah, Lorraine… surveiller les compteurs, peu importe leur nature, n’a jamais été ton fort. Mais tu comptais fermement me rejoindre.

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